Bruguière VS Trévidic
Il y a une semaine jour pour jour, une page importante de l’histoire du Rwanda s’est écrite. Le juge anti-terroriste français Marc Trévidic rendait son rapport sur l’attentat perpétré le 6 avril 1994 contre l’avion du président du Rwanda Juvénal Habyarimana, élément déclencheur du génocide contre les Tutsi. Petite chronologie des faits pour mieux comprendre les faits et leur portée.
1962 : le Rwanda devient indépendant. Les Hutu prennent le pouvoir, et commencent les massacres de Tutsi, sur lesquels les Belges s'appuyaient lors de la colonisation, pour leur faire payer leur domination sur le royaume.
1990 : depuis l’indépendance, des milliers de Tutsi ont fui les massacres ethniques et trouvé refuge dans les pays voisins, notamment Ouganda, Congo, Burundi. En Ouganda, ils ont formé le FPR, avec à leur tête l’actuel président du pays Paul Kagame. En 1990, avec le soutien de l’Ouganda et d’autres pays anglophones (USA, Angleterre), le FPR attaque le Rwanda pour renverser la dictature Hutu de Juvénal Habyarimana.
1993 : signature des accords d’Arusha devant mettre fin au conflit, instaurer un processus de paix, et partager le pouvoir entre le gouvernement Hutu et la rébellion Tutsi. Mais les extrémistes Hutu, peu enclins à partager le pouvoir, retardent leur mise en place.
6 avril 1994 : Juvénal Habyarimana, président du Rwanda, revient de Tanzanie où il vient de ratifier la mise en place des accords d’Arusha. Alors qu’il s’apprête à atterrir sur le sol rwandais, l’avion qui le transportait est touché par un missile sol-air et explose en plein vol. Tous les occupants à bord sont tués : le président rwandais, son homologue burundais qui l’accompagnait, des responsables de l’état-major, et tout l’équipage, français. Les Tutsi de Paul Kagame sont accusés d’être à l’origine de l’attentant : les massacres systématiques de Tutsi commencent alors en représailles. Ce qu’on appellera plus tard le génocide durera 100 jours.
Août 1997 : les familles des membres de l’équipage français portent plainte.
Mars 1998 : le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière est chargé d’instruire l’affaire.
Fin 2006 : l’enquête de Bruguière conclut à la culpabilité des hommes de Paul Kagame. Ce dernier aurait ordonné l’attaque contre l’avion car il savait qu’elle provoquerait un chaos sans précédent dans le pays, lui donnant ainsi le champ libre pour envahir le Rwanda et s’emparer du pouvoir. Neuf mandats d’arrêt sont lancés contre des proches du président. En réaction, Kigali rompt ses relations diplomatiques avec la France.
2008 : le juge Marc Trévidic succède à Bruguière à la tête de la section anti-terroriste du parquet de Paris. Il reprend l’enquête menée par son prédécesseur à zéro, en se basant non pas sur des témoignages, mais sur des faits réels.
10 janvier 2012 : le juge Trévidic rend son rapport sur l’attentat : les missiles ont été tirés d’un camp militaire des FAR (Forces Armées Rwandaises), endroit dans lequel il est hautement improbable que des hommes du FPR de Paul Kagamé se soient infiltrés. L’attentat aurait donc été commis par des extrémistes Hutu, mécontents du partage du pouvoir accepté par leur président.
Décombres du Falcon 50 d'Habyarimana
L’enjeu du rapport
Lorsqu’en 2006 le juge Bruguière lance des mandats d’arrêt contre des proches du président rwandais, qu’il accuse d’être à l’origine de l’attentat contre l’avion d’Habyarimana, Kagame est furieux est rompt immédiatement les relations avec la France. Pourquoi une telle réaction ? Tout d’abord, Kagame est arrivé au pouvoir après avoir mis fin au génocide : de là il tient sa légitimité. L’accuser d’être à l’origine de l’acte qui a déclenché le génocide constitue un affront contre tout le gouvernement, qui passe ainsi du statut de sauveur à celui d’instigateur d’un drame qui a coûté la vie à près d’un million de personnes. Deuxièmement, faire porter le chapeau à Kagame revient à nier la planification du génocide, et de fait la qualification même de génocide. En effet, selon le gouvernement actuel, les massacres avaient été planifiés de longue date, et l’attentat contre l’avion devait en être la première étape. Seuls des Hutu ont donc pu abattre l’avion, instrumentaliser l'attaque et accuser les Tutsi, pour pouvoir débuter les tueries. Les conclusions de Bruguière sont donc, au regard de Kigali, jugées comme scandaleuses car négationnistes. Troisièmement, les accusations viennent d’un juge français, alors que de forts soupçons pèsent à l’époque sur l’implication de la France dans le génocide, notamment par des ventes d’armes et un soutien militaire inconditionnel au gouvernement d’Habyarimana. C’en est trop pour Kagame : la France aurait indirectement participé au génocide, et accuserait désormais ceux qui y ont mis fin ? Les relations sont stoppées d’emblée.
Ces dernières reprennent en novembre 2009, au tout petit trot. Sarkozy se rend à Kigali début 2010 et reconnaît des erreurs d’appréciation. Puis Kagame effectue une visite officielle à Paris en septembre 2011, où il explique qu’il n’attend pas d’excuses de la France. Ces deux visites successives marquent un début de réchauffement, qui sera malheureusement douché par l’annonce du rappel par Paris de l’ambassadeur de France ici, en novembre dernier. Depuis, Kigali attend de notre gouvernement des signaux, des gestes de bonne volonté. C’est dans ce contexte que le rapport du juge Trévidic est sorti. Le contexte est tendu, et les enjeux considérables : il a non seulement dans ses mains le destin d’un pays qui va pouvoir juger son gouvernement à l’aune de preuves scientifiques ; et ses conclusions auront une grande importance dans le processus de normalisation de relations entre France et Rwanda.
Que dit le rapport ?
Le mardi 10 janvier donc, devant les familles des personnes ayant péri dans l’attentat du 6 avril 1994, le juge Trévidic présente son rapport. Il s’est rendu au Rwanda en septembre 2010 en compagnie d’experts (balistique, acoustique, topographique), puis a interrogé dans la foulée les personnes mises en cause par Bruguière, sur un territoire neutre, au Burundi (les interrogatoires n’auraient pas pu avoir lieu en France, puisque les personnes interrogées étaient sous mandat d’arrêt). Deux témoignages clés notamment, ceux d’un officier belge et d’un officier français présents sur les lieux, ont permis d’aboutir aux conclusions suivantes : deux missiles SAM16 ont été tirés lors de l’approche de l’avion, dans une trajectoire droite-gauche vue de la piste de l’aéroport. Le premier a raté sa cible, et le second a heurté le flanc gauche de l’avion au niveau du réservoir, le transformant en boule de feu et ne lui laissant aucune chance. D’après les expertises, les missiles n’ont pu être tirés à plus de 3km de l’aéroport (ferme de Masaka, zone où des soldats du FPR auraient pu être en place), mais depuis une zone qui à l’époque était occupée par les FAR, Forces Armées Rwandaises : le camp Kanombe. Ceci vient contredire la thèse Bruguière, puisque des soldats du FPR n’ont pu se trouver présents à ce moment. Le clan Kagame est disculpé.
Les réactions
Côté rwandais, le gouvernement s’est bien sûr félicité de ces résultats, dans un premier temps par l’intermédiaire de la ministre des affaires étrangères. Celle-ci a salué l’éthique et le professionnalisme de l’équipe Trévidic , tout en réaffirmant que le Rwanda n'avait pas attendu ces résultats pour établir la vérité. En effet, un précédent rapport avait déjà été rédigé, avec l’aide d’experts balistiques anglais, qui confirmait déjà cette version. Elle a exprimé le soulagement de tout un pays, qui, presque 18 ans après les faits, se voit enfin réhabilité.
Le président Kagame lui-même a ensuite pris la parole, en se montrant beaucoup plus virulent. Selon lui, il est navrant de devoir attendre qu’une justice extérieure vienne dédouaner les dirigeants rwandais. Son discours s’inscrit dans la logique de toutes ses interventions précédentes, qui visent à rendre le Rwanda autonome, à le responsabiliser, et à refuser de rendre des comptes à toute entité extérieure. Par ailleurs, alors que l’on espérait que ce rapport allait assainir les relations franco-rwandaises, l’homme fort de Kigali ne s’est pas privé pour enfoncer un peu plus la France : « d’un côté, ils ont perpétré le génocide ; de l’autre, ils rendent justice »…
Côté français, je n’ai pas l’impression que l’affaire ait déchaîné les foules. Timide réaction de Juppé, qui, faut-il le rappeler, était ministre des affaires étrangères pendant le génocide, et n’est pas forcément apprécié ici : « je souhaite que les relations entre la France et Rwanda continuent de se normaliser ». Un peu plus de virulence du côté d’autres Français accusés d’avoir collaboré avec le régime génocidaire, notamment Hubert Védrine et Hervé de Cheuzeville, qui doutent de la véracité du rapport, et avancent d’autres explications.
Les protestations les plus violentes viennent bien sûr du camp des exilés politiques et opposants de Kagame. Tous les arguments sont bons pour dénigrer le travail de Trévidic : on parle de Kanombe, mais Kanombe est aussi une colline, un secteur administratif, et on ne peut donc décrire la zone de tir avec précision ; l’expert acoustique ne se serait pas rendu sur les lieux mais aurait dépêché quelqu’un d’autre ; la propagande de l’administration Kagame aurait désorienté Trévidic ; tous les témoins n’ont pas été entendus, etc.
La suite ?
Après présentation des conclusions, Trévidic a donné 3 mois aux protagonistes de l’affaire pour faire entendre des éventuelles voix divergentes, et apporter des contre-preuves qui remettraient en cause sa version des faits. Un opposant à Kagame se fait beaucoup entendre, il s’agit de Théogène Rudasingwa, ancien secrétaire général du FPR et ancien ambassadeur du Rwanda aux Etats-Unis, tombé en disgrâce et désormais en exil aux USA. Celui-c imaintient que Kagame lui a, à de nombreuses reprises, affirmé être à l’origine de l’attentat. Il se plaint aussi de ne pas avoir été convoqué par Trévidic, et aimerait lui présenter des preuves de ce qu’il avance. J’ai aussi lu qu’il avait été convoqué, mais qu’il ne s’était jamais présenté…
Ensuite, on sait d’où ont été tirés les missiles, mais on ne connaît toujours pas les commanditaires. Qui a ordonné l’attentat ? Il a souvent été dit que des mercenaires étrangers ont aidé les FAR à tirer les missiles. A été évoquée la possibilité que des militaires français aient appuyé ces FAR… Où est le vrai, où est le faux ? Une enquête plus poussée devra le dire.
Enfin, d’où proviennent ces missiles ? Les SAM16 qui ont été tirés seraient d’origine soviétique. Or, les FAR n’en possédaient a priori pas, alors que l’armée ougandaise, qui supportait le FPR financièrement et logistiquement, en avait à ne plus savoir qu’en faire… Là encore, des recherches plus poussées devront être menées pour éclairer cette zone d’ombre.
Le 10 janvier 2012 a donc été jour de fête pour le Rwanda. Son gouvernement a été blanchi des accusations qui avaient été dressées contre lui jusqu’à présent, mais toute la vérité n’a pas encore été dite sur l’attentat du 6 avril 1994. Le juge Trévidic va-t-il devoir poursuivre son enquête ou refiler le bébé à un collègue ? Toujours est-il que l’intéressé se serait plaint de pressions de sa hiérarchie. Faut dire que quand on s’attaque à des dossiers comme le Rwanda ou Karachi, on se fait pas que des copains…
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