Liberté de la presse ?
Hier sur lemonde.fr, dans la rubrique International et une fois tous les articles sur la situation en Egypte parcourus, les lecteurs pouvaient trouver un article relatant la condamnation de deux journalistes rwandaises à respectivement 17 et 7 ans d'emprisonnement pour "désobéissance civile, incitation à la division, négation du génocide et diffamation" entre autres envers le président Paul Kagame. Leur crime ? Avoir à plusieurs reprises, dans le magazine indépendant Umurabyo, critiqué la politique du gouvernement en matière de développement notamment, mis en doute la pertinence des tribunaux populaires chargés de juger les responsables du génocide, et pointé du doigt les discriminations ethniques qui seraient monnaie courante dans certaines provinces.
Ce jugement a fait bondir certaines organisations de défense de la liberté de la presse et de protection des droits des l'Homme au premier rang desquelles Reporters Sans Frontières et Amnesty International, et on peut le comprendre : 17 et 7 ans d'emprisonnement (un jugement clément par rapport aux 33 et 10 ans de prison initialement requis), ça peut sembler assez hallucinant comme punition pour avoir publié quelques articles peu flatteurs dans un canard. On se dit que si Stéphane Guillon avait été Rwandais, on l'aurait mis au bûcher avec en prime lapidation et un petit coup de guillotine histoire de s'assurer qu'on s'en est bien débarassé. Oui mais la vérité, c'est que tout n'est pas aussi simple que ça, et cette affaire mérite de poser la question suivante : le Rwanda est-il prêt pour une liberté de la presse totale ?
Loin de moi l'idée de m'ériger en spécialiste de la culture et de la société rwandaises, mais depuis que je suis arrivé, j'ai véritablement été frappé par les efforts de reconstruction et les moyens mis en oeuvre pour surmonter le traumatisme du génocide. Il faut garder en tête qu'il y a un peu plus de 15 ans, 10% de la population, en quasi totalité des Tutsis, ont été massacrés. Peu de familles ont été épargnées par ce drame sans précédent. Comment un pays peut-il se remettre d'une telle tragédie en si peu de temps ?
D'abord, un énorme travail de justice a été nécessaire : plus de 100.000 prisonniers étaient accusés d'avoir pris part au génocide, sans compter ceux qui n'étaient pas encore sous les verrous. Imaginez le temps qu'il aurait fallu pour juger tous ces individus avec des tribunaux ordinaires. Les "gacacas", courts de justice traditionnelles, ont donc été réactivées pour faciliter le processus de jugement. Il s'agit de conseils, d'assemblées qui à l'origine statuaient sur des litiges de voisinage ou familiaux. Dans les années 2000, ces courts ont donc commencé à juger les personnes impliquées dans le génocide, à l'exception des planificateurs, leaders, coupables de tortures et de viols, dont le sort sera déterminé par le tribunal pénal international pour le Rwanda basé en Tanzanie. Les gacacas prononcent des peines d'emprisonnement, et plus souvent condamnent à des dédommagements ou des travaux d'intérêt généraux. Tout criticables qu'elles soient, ces courts ont permis de désengorger les tribunaux et de rapidement pouvoir se projeter vers l'avenir.
Exemple de gacaca
La projection vers l'avenir justement. Le Rwanda est aujourd'hui en pleine transformation : de nombreux programmes fleurissent ça et là, qui ont pour objectif de faire du pays un exemple dans la région en terme de développement. Certains quartiers de Kigali sont de véritables chantiers à ciel ouvert, où cliniques, écoles, commerces et bureaux voient le jour dans des bâtiments flambant neufs. En 2000, et suite à une consultation nationale avec les habitants, le gouvernement a rédigé un document nommé "Vision 2020", constituant la feuille de route à suivre pour conduire le pays sur le chemin de la prospérité à l'horizon 2020. Outre une volonté de planifier le développement du Rwanda, le gouvernement a voulu détourner les esprits de leur passé douloureux et orienter tous les regards vers un avenir prometteur.
Enfin nombreuses sont les commémorations permettant de célébrer les victimes, de garder en tête que la tragédie qui a marqué le pays au fer rouge fait partie du passé, et que ses réminiscences doivent être combattues pour ne pas de nouveau sombrer dans un tel barbarisme.
Et la liberté d'expression dans tout ça ? Les trois points que je vous ai exposés - les gacacas, Vision 2020 et les commémorations - sont les trésors d'efforts déployés par le gouvernement pour mener à bien la reconstruction et assurer la cohésion d'un pays jadis divisé et meutri. Tout article ou comportement venant à remettre en cause le bien fondé de ces actions et dénonçant des discriminations ethniques, plus que d'être vécu comme une attaque au pouvoir, est considéré comme susceptible de réouvrir des plaies à peine cicatrisées et doit être réprimandé. Par ailleurs, le faible taux d'alphabétisation (65% chez les adultes) constitue un terreau propice à la manipulation. Cette crainte des médias trouve sa source dans l'utilisation même qui en a été faite durant le génocide : le spectre de la radio des Milles Colines, appelant à "couper les grands arbres" (les grands arbres représentant les Tutsis et leur grande taille) ou à "exterminer les cafards" plane encore sur le Rwanda aujourd'hui, et le gouvernement cherche à tout prix à se prémunir contre le potentiel destructeur des médias.
Que faut-il faire alors ? Continuer à condamner des journalistes d'opposition et faire fermer les journaux hostiles à Kagame ? Ces questions, toutes légitimes soient-elles, ne s'attaquent pas au problème de fond : l'éducation de la population rwandaise. Lutter contre l'analphabétisme, scolariser les enfants et développer l'esprit critique sont parmi les chantiers à placer en priorité, chose qu'a très bien comprise le gouvernement. Le taux de scolarisation en primaire est d'ailleurs encourageant puisqu'il était de 86% pour la période 2003-2008, et nul doute que les efforts entrepris depuis n'ont fait que l'améliorer.
Pour revenir à ma question initiale, "le Rwanda est-il prêt pour une liberté de la presse totale ?", la réponse au regard des éléments que je viens de présenter est "pas encore". Cela dit, et avant qu'on m'accuse d'être un salaud qui prend le parti des oppresseurs, je tiens à signaler quelques éléments qui viennent nuancer mes propos : si la liberté de la presse telle qu'appliquée en Occident n'est, en l'état actuel des choses, pas concevable ici, son application doit constituer un objectif à long terme. Or je n'ai pas vraiment l'impression que les choses prennent cette direction aujourd'hui. Deuxièmement, la protection des intérêts nationaux est à mon sens trop souvent invoquée pour mettre au placard toute voix qui s'élèverait contre la gestion des affaires du gouvernement, et ce même quand les critiques ne portent pas sur la démarche de reconstruction du pays. Certes, les limites sont parfois dépassées par les opposants quand il s'agit du génocide, et ceux-ci doivent alors être recadrés pour éviter de réanimer toute division ethnique ; cela dit quand c'est la transparence des affaires publiques qui est mise en cause, elle a bon dos la défense des intérêts nationaux...
Il faut quand même que je surveille ce que je dis, des fois qu'un officiel tomberait là-dessus...
je crois que tu as vu juste dans ta dernière remarque ! Internet n'est pas aussi sûr que l'on pourrait le croire même si d'aucun ont du mal à l'admettre ! Serais- tu sur la voie d'une certaine sagesse... Je ne peux que t'y encourager .... Coeur de mère n'est-ce-pas !
RépondreSupprimerj'aime beaucoup aussi ta dernière remarque...Si tu peux éviter un séjour(de 7 ou 17 ans)tous frais payés dans un "Club Med local"...Je ne doute pas de l'hospitalité, m'enfin...
RépondreSupprimerBises de nous tous !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!
Lorsque la population est analphabète, politiquement inculte et pucelle en matière de démocratie, l'éducation doit être imposée avec autorité et sans négociations. Les remises en cause de la politique gouvernementale ou de la manière dont elle est menait participe au à l'intériorisation des coutumes démocratique. Dans la mesure où ces critiques ne se posent pas comme une menace directe pour le développement des droits et de l'éducation la baillonage de toute liberté est insupportable.
RépondreSupprimer"Les magistrats ont cité plusieurs articles critiquant notamment la politique gouvernementale et le processus de jugement populaire des responsables présumés du génocide de 1994 ("gacaca")"... C'EST TOUT ?
Aucun Homme ne mérite que l'on mutile ses libertés au prétexte mou et incantatoire que son pays n'est pas "assez" mûre.
Cher P-I,
RépondreSupprimerMerci pour ta contribution. Avant toute chose, je te suggère de relire ce billet, en espérant que tu comprendras l'objectif de celui-ci : en aucun cas je n'ai cherché à justifier la sanction prononcée à l'encontre des deux journalistes, que je trouve proprement ahurissante au regard des faits qui leur sont reprochés ; je me suis servi de cet condamnation comme prétexte pour m'interroger sur la possibilité d'installer au Rwanda la liberté de la presse telle qu'elle est entendue dans les pays occidentaux.
"Lorsque la population est analphabète, politiquement inculte et pucelle en matière de démocratie, l'éducation doit être imposée avec autorité et sans négociation", nous dis-tu. Il ne me semble pas m'être élevé contre ce genre de propos, et j'ai même dressé un bref état des lieux du taux de scolarisation et d'alphabétisme, puis insisté sur la nécessité de l'éducation comme pilier du développement. Cela dit, j'ose espérer que tu as à l'esprit l'ampleur d'un tel chantier. Le génocide de 1994 a totalement destructuré le pays, et le chemin vers la reconstruction est de fait long. Remettre sur pied un système scolaire, cela veut dire : (re)construire des écoles ; trouver/former des enseignants, et surtout trouver l'argent nécessaire pour les rémunérer ; élaborer des contenus pédagogiques ; penser à la cohérence des parcours scolaires ; s'assurer de la présence effective des enfants dans les salles de classe, dans un pays majoritairement rural où les familles préfèreraient voir leurs bambins s'affairer dans les champs plutôt que payer pour qu'ils posent leur derrière sur un banc.
"Dans la mesure où ces critiques ne se posent pas comme une menace directe pour le développement des droits et de l'éducation la baillonage de toute liberté est insupportable". Relis le dernier paragraphe du billet, et là encore tu verras que nos visions convergent : "la protection des intérêts nationaux est à mon sens trop souvent invoquée pour mettre au placard toute voix qui s'élèverait contre la gestion des affaires du gouvernement".
"Aucun Homme ne mérite que l'on mutile ses libertés au prétexte mou et incantatoire que son pays n'est pas "assez" mûre". Cette déclaration, toute pétrie de bonnes intentions qu'elle soit, omet le fait que Rome ne s'est pas faite en un jour, et que dans tous les pays où les droits de l'Homme sont aujourd'hui respectés, le processus pour aboutir à un tel résultat a été long, s'est étalé sur plusieurs décennies et que le chemin a été semé d'embuches. Les droits de l'Homme ne sont pas un kit élaboré par les pays du Nord dont les principes peuvent être calqués en un claquement de doigt à tous les pays du globe. Si je suis convaincu que ces droits doivent être appliqués partout dans le monde - quoique le débat à ce niveau est loin d'être clos - je n'en pense pas moins qu'à chaque pays correspond une façon de les mettre en place, des étapes à suivre et à ne surtout pas brûler. Dans le cas du Rwanda, pays tentant de se remettre d'une tragédie sans précédent, les énergies doivent être consacrées à la stabilisation de l'environnement social, économique et politique, à ce que justice soit rendue quant aux exactions commises, et à la diffusion d'une éducation pour tous. La liberté de la presse doit être soutenue comme objectif à atteindre une fois que l'on se sera assuré que les forces encore aujourd'hui en état de nuire ne puissent plus mobiliser les foules comme elles l'ont fait par le passé. C'est pourquoi je réitère ma position : non, les plaies que le Rwanda est en train de panser ne sont pas encore complètement cicatrisées, d'où l'importance d'avancer avec prudence dans la gestion des médias et de ne pas instaurer une complète liberté de la presse comme c'est aujourd'hui le cas dans les pays occidentaux.