Il y a 17 ans...

Aujourd’hui (enfin hier puisque je publie cet article vendredi), le Rwanda commémorait un triste anniversaire, celui du début du génocide contre les Tutsi qui a ravagé le pays il y a 17 ans. D’habitude, la période de deuil est de 3 mois et la vie reprend son cours le 4 juillet, date à laquelle les massacres ont pris fin avec la victoire des troupes du Front Patriotique Rwandais de Paul Kagamé contre l’armée rwandaise. Quand je dis période de deuil, c’est un peu exagéré. Le pays n’est pas totalement amorphe ou inactif pendant 3 mois. Il s’agit juste d’une période pendant laquelle chacun se souvient de ses proches disparus pendant la tragédie, selon la date à laquelle la mort a eu lieu. Cette année, il a été décidé de concentrer les commémorations sur un seul mois et c’est traditionnellement la première semaine qui est la plus intense. On m’avait prévenu en me disant que la ville, affichant d’ordinaire un visage joyeux et vivant, s’éteignait pendant une semaine et devenait franchement déprimante. J’avais quelque part hâte d’être confronté à ça. 

C’est donc le jeudi 7 avril que les commémorations ont commencé. Deux cérémonies dans la matinée : le président est d’abord allé au mémorial de Gisozi pour rendre hommage aux victimes, puis il a pris la direction du stade où les Kigalais l’attendaient en masse pour trois heures de cérémonie faite de témoignages, chants, danses, et bien entendu discours de His Excellency. Je me suis rendu au stade en compagnie d’Alena (une amie allemande en stage à l’UNESCO) et ses collègues, et de Charlotte (stagiaire en psychologie chez Handicap International). 

Je me lève à 8h30 pour ne pas arriver trop tard, sous peine de ne pas trouver de places. C’est vrai que la première chose qui me frappe au réveil, c’est l’imposant silence sui règne dehors. On entend d’ordinaire toujours une radio sur laquelle un animateur braille son amour pour Jésus, ou les gamins qui jouent dans la rue. Rien de tout ça aujourd’hui. Sur le chemin, je me rends effectivement compte que le vacarme quotidien a cédé sa place à une inhabituelle quiétude. Les commerces ont fermé leur porte pour la journée. Quelques personnes marchent tout de même dans la rue, et je ne sais pas si c’est mon imagination conditionnée par des semaines de « tu vas voir, c’est vraiment déprimant », ou si c’est vraiment la réalité, mais j’ai en tout cas l’impression que les visages sont fermés et qu’une certaine tension est palpable dans l’atmosphère. Des gamins jouent tout de même aux billes, certainement trop jeunes pour comprendre ce qui se passe, ramenant un peu de vie dans une ville bien triste. Autre signe que l’activité est réduite à quasi-néant : je lutte pour trouver une moto-taxi en circulation pour rejoindre le stade. J’arrive finalement là-bas vers 10h, et le grand écran projette les images de la cérémonie en cours au mémorial. Celle-ci dure quelques minutes, puis on voit Kagamé monter en voiture pour nous rejoindre. Le stade continue à se remplir jusqu’à être totalement comble, le moindre morceau de gradin inoccupé étant immédiatement pris d’assaut. Une vingtaine de minutes s’écoulent, et Kagamé fait son apparition dans la tribune des officiels. La dernière fois que j’ai vu cette scène, c’était dans le cadre d’un match de foot opposant l’équipe des moins de 17 ans du Rwanda à celle du Burkina. Les mines s’étaient alors réjouies et le stade s’était levé comme un seul homme pour scander le nom de Kagamé et chanter la gloire de Son Excellence lorsqu’il avait pris place en tribune. Le contraste est aujourd’hui radical : le public se lève à l’arrivée du président, mais aucun applaudissement, aucun chant, pas la moindre manifestation de joie. C’est confirmé, la cérémonie sera placée sous le signe de l’austérité… 

Les activités commencent, quelqu’un prend la parole (j’avoue ne pas savoir qui c’est) pour présenter les quelques officiels étrangers présents aux côtés de Kagamé. Pour la France… Le président, le premier ministre, le ministre des affaires étrangères ? Que nenni. Bernard Kouchner est bien présent (il était au Rwanda pendant le génocide et a été très affecté par ce qu’il a vu) mais pas en tant qu’officiel ; non, la France a envoyé François Zimeray, « ambassadeur aux Droits de l’Homme ». J’avais jamais entendu parler de ce poste jusqu’à présent, encore moins du type qui l’occupe… Je me dis qu’on loupe vraiment le coche. On est en train de commémorer un des événements les plus tragiques du 20e siècle qui a vu près d’un million de personnes périr dans d’atroces conditions, et la France n’est pas capable d’envoyer un représentant digne de ce nom. Bon, il faut aussi reconnaître qu’en 94, c’était Juppé le premier ministre, et que le gouvernement ne s’est pas singularisé par des actions héroïques (euphémisme pour éviter de dire que la France a en fait pas mal de choses à se reprocher en ce qui concerne le génocide). Donc je suis pas certain que la présence de Juppé était particulièrement souhaitée. 

Les premiers discours commencent, tout est en kinyarwanda donc je me contente d’observer la foule. J’essaie de m’imaginer ce que les gens autour de moi peuvent ressentir. Je réalise que chacune des personnes présentes doit en ce moment même voir défiler d’atroces images, des scènes vues de leurs propres yeux ou même des reconstitutions d’histoires qu’on leur a contées. Je me perds dans tous ces visages fermés et visiblement marqués par les propos de l’orateur. En dehors de sa voix, il règne un silence de mort effroyable, l’atmosphère est glacée et l’on sent une tension émotionnelle incroyablement forte. Bien que je ne comprenne rien au discours, je me sens touché par ce qui se passe. Moi-même je me repasse en tête des images que j’ai vues par ci par là et j’essaie d’imaginer ce que l’on peut ressentir à l’évocation du meurtre de ses amis ou de sa famille. Je me perds quelques secondes dans ces pensées et décroche de la cérémonie. Soudain un cri déchirant l’air me sort brusquement de mes réflexions. Un hurlement comme rarement j’en ai entendu, aigu, strident, effrayant. Une voix de femme. Je passe par tous les états, des images défilent à toute vitesse, les suppositions sur ce qui se passe affluent, et mes voisins semblent être en proie aux mêmes interrogations. On finit par comprendre ce qui se passe : crise post-traumatique. Charlotte (la stagiaire en psycho) m’explique que c’est extrêmement fréquent pendant les cérémonies de commémoration. A force de rappeler ce qui s’est passé, de replonger dans le génocide, de mentionner des faits, chacun voit en lui les images défiler et revit les scènes qu’il a vécues en 94. Quand je dis revis, ça va bien plus loin que le simple souvenir : certains sont plongés dans un état où ils ont l’impression d’être dans ces scènes. Leur corps est pris de spasmes, les hurlements traduisent la peur et le désespoir alors qu’ils sont persuadés de se retrouver de nouveau devant les bourreaux de leurs familles. Ces personnes sont immédiatement prises en charge par les membres d’une organisation médicale déployés en masse dans le stade, et évacuées avec l’aide des nombreux policiers présents. On les envoie soit dans une salle dans l’enceinte même du stade, soit dans un centre spécialisé pour les cas les plus graves, où des psychologues tenteront de les ramener à la réalité. Il ne s’agissait là que de la première crise, mais une deuxième, une troisième, puis des dizaines se déclencheront pendant la cérémonie, au gré des témoignages, chants et discours. Le spectacle est simplement renversant, on n’ose à peine imaginer les situations vécues face auxquelles ces personnes se sont retrouvées pour aujourd’hui encore être victimes de crises aussi violentes. C’est vraiment difficile de retranscrire par des mots ce que j’ai ressenti à ce moment là, et de décrire précisément l’atmosphère. Je ne suis pas en train de relater un livre, un film, une fiction. Les larmes qui coulent partout autour de moi sont réelles et le désarroi total. Ils n’ont pas pour origine un banal incident. Je suis en train d’assister au rassemblement d’une Nation entière qui pleure ses morts, pour ne jamais les oublier. Tout ça s’est produit il n’y a que 17 ans… J’ai beau réfléchir, les mots me manquent pour retranscrire fidèlement ce à quoi j’assiste. 

Les événements continuent. Une jeune fille de 19 ans monte sur une scène assemblée au niveau de la pelouse et prend le micro. Je ne comprends pas ce qu’elle dit, mais sa voix, son calme, la sérénité qu’elle dégage en ajoutent au tragique de la situation, où des cris émanent de partout autour de moi depuis les gradins. C’est littéralement bouleversant. Ni Charlotte, ni Alena ni moi n’allons ouvrir la bouche pour dire quoi que ce soit avant la fin de la cérémonie. Celle-ci se termine par un discours de Kagamé, dont l’air grave ne fait qu’amplifier l’intensité du moment. Voilà l’homme par lequel le génocide a pris fin, l’homme qui depuis maintenant plus de 10 ans œuvre à la pacification du pays. Je comprends désormais mieux l’origine de son immense popularité. J’ai pu voir à quel point les gens étaient encore marqués par l’horreur qu’ils ont connue, et leur reconnaissance envers celui qui les a sortis d’une situation inhumaine doit être un sentiment qui dépasse la raison et dont, je pense, aucun de nous n’est capable de prendre la pleine mesure. 

La cérémonie prend fin en même temps que son discours. Les commémorations, elles, continuent. Au moment où j’écris (jeudi 7 à 20h), une veillée est en train de se dérouler au stade. De 18h à 23h, les gens se rassemblent et écoutent les témoignages de rescapés. Des bougies sont allumées un peu partout en l’honneur des victimes. Je crois que la charge émotionnelle durant cette cérémonie est bien plus forte encore que ce que j’ai pu voir ce matin. Je n’ai pas souhaité m’y rendre pour une simple raison. Je n’ai, heureusement pour moi, pas vécu les événements dramatiques de 1994. Même si j’ai été profondément touché par la ferveur et l’émotion dégagées ce matin, je me suis tout de même senti intrus parmi ces personnes qui toutes partagent la même douleur, les mêmes sentiments liés à un événement qu’elles ont ensemble eu à subir. Si je m’étais rendu à cette cérémonie ce soir, j’aurais eu l’impression de n’être que spectateur d’une détresse qui, si elle est véritable et profonde, n’est pas mienne. Etre présent à une cérémonie, d’accord ; mais j’aurais eu la désagréable sensation de n’être qu’un voyeur en me rendant à d’autres. 

J’avais hâte d’assister aux commémorations. C’était une chance unique d’être présent à un moment de communion de la Nation, un temps fort qui constitue un véritable pilier pour le pays. Le Rwanda à son paroxysme. Je ne peux aujourd’hui que recommander à toute personne présente à Kigali en avril d’assister à ce que j’ai vu aujourd’hui. Jamais vous ne trouverez ailleurs spectacle plus intense. Jamais vous n’aurez l’occasion de vivre au plus près l’enfer qui s’est abattu sur tout un pays. Jamais vous n’approcherez autant la détresse d’un peuple, marqué à jamais par ce qui s’est passé il y a tout juste 17 ans. 


Les deux articles qui suivent s'inscrivent aussi dans le cadre des commémorations.

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